Le débat sur l’identité dite "nationale" occulte, à mon sens le vrai débat qu’il nous faudrait tenir :
Qu’est devenue, en fait, l’identité pure et simple de chacun, l’identité tout court ?
Faits et réflexions
Le totalitarisme grandissant dans nos sociétés confine à la grande époque du soviétisme, où la personnalité du citoyen était complètement gommée, au profit d’appellations communautaires.
Non seulement le mot "monsieur" avait été gommé du dictionnaire, au profit de "camarade", mais il convenait, pour être identifié, d’y adjoindre obligatoirement une fonction "camarade secrétaire", par exemple, mais en aucun cas un nom patronymique.
La personne avait été rayée des contrôles, ce qui l’empêchait de mener toute action personnelle.
De nos jours, en Europe de l’ouest, nous en sommes rendus à vivre un phénomène similaire, en ce sens que chacun doit afficher une appartenance, sous peine de demeurer transparent, et de risquer de ne jamais obtenir de réponse, à la moindre sollicitation.
Il convient d’être "M. Untel, de la Société XYZ" ; En aucun cas "M. Untel" tout court.
Ceux qui exercent une activité individuellement, les médecins, les officiers ministériels, etc., prendront toujours soin d’afficher la dénomination générique de leur profession "Je suis le Dr. Untel", ou "Maître Untel" (avocat ou notaire).
L’identification du citoyen se fait d’abord et avant tout par son appartenance à une tribu, quelle que soit l’obédience de celle-ci.
Dans un tel contexte, il est presque devenu impossible de se présenter isolément, à quelque titre que ce soit, même le plus légitime.
Il faut, au minimum, un "numéro de client", voire de "sociétaire", dans certains cas.
On est contraint d’exhiber une sorte de "passeport" attestant de notre appartenance à une organisation quelconque, sans quoi l’on n’existe tout simplement pas.
L’identité personnelle est reniée, bafouée, et la revendiquer confine à l’acte délictueux, si ce n’est criminel.
L’individu n’existe plus, ce qui arrange le Pouvoir, car quiconque prétend user de son autorité intrinsèque devient immédiatement suspect, et se trouve examiné sans bienveillance.
C’est une manière très efficace de museler le peuple, à tous propos, qui est maintenu dans la quasi impossibilité de prendre la moindre initiative.
Il se trouve que, personnellement, j’appartiens, depuis un demi siècle, à un noble corps professionnel : Celui des journalistes. Je détiens le titre officiel, titre d’État, attribué à vie, qui me confère cette qualité.
Fréquemment, à l’occasion de la moindre démarche (banques, assurances, que sais-je), je dois répondre à la question de savoir si j’agis à titre personnel (ce qui n’est pas encore interdit, mais, comme on dit de nos jours, soumis à condition), ou à titre professionnel.
Sans hésitation, je me présente comme le professionnel indépendant que je suis.
La réaction est toujours la même : "Vous êtes une Société ?, avez vous votre registre du commerce ?"
Devant ma dénégation, on commence à me regarder avec suspicion, voire à me tourner le dos : J’aurais menti. Qu’est-ce que ce prétendu professionnel qui ne dispose pas du (seul) titre adéquat dont on croit connaître l’existence.
Tout juste si l’on n’envisage pas sur le champ d’appeler la police, pour y dénoncer un imposteur, à priori dangereux.
Lorsque je précise, imperturbable, que ma profession n’implique ni registre du commerce, ni société, on se ressaisit en partie et me demande, en général, quelle est ma "profession libérale".
Eh oui : On sait vaguement qu’il existe des médecins, des avocats, et même des architectes, ou des experts comptables qui ne sont pas au RC, mais qui ont le droit d’exister, puisqu’ils sont couverts par une organisation reconnue, en tant que professionnels non salariés.
Je lâche alors le maître mot : "Je suis journaliste, et c’est à ce titre que je vous contacte, pour telle raison". (l’aventure m’est arrivée récemment, pour obtenir l’usage d’une boîte postale, dans un bureau de poste, service exclusivement réservé aux "professionnels").
Quasi automatiquement, la question fuse : "De quel journal faites vous partie ?".
Et encore, j’entends relativement rarement cette seule formulation, qui témoigne déjà d’une liberté de pensée largement en voie de régression.
En effet, outre un champ de conscience des plus réduits, sur le plan de la connaissance, mon interlocuteur lambda me témoignera souvent d’un champ de vision également restreint sur le plan géographique.
Cela donne ceci :
Si je me trouve à Toulouse, on me dira : "Vous travaillez à la Dépêche ?". A Lille, ce sera la Voix du Nord, à Strasbourg, les Dernières Nouvelles d’Alsace, et ainsi de suite.
Le mot "journaliste" engendrant un réflexe pavlovien associé au mot "journal", ne pouvant être, en l’occurrence, que le canard local le plus connu du peuple.
J’ai passé le stade des facéties, d’un côté, et je ne me laisse jamais aller à l’affabulation, de l’autre, ce qui fait que je ne me permets pas de répondre "Le Figaro", ni "l’Écho du Zimbabwe", aussi réponds-je clairement :
Je suis journaliste professionnel indépendant. Je travaille pour une grande quantité de journaux, nationaux et étrangers.
A l’appui de cette déclaration, que je profère dans le plus grand calme, j’ai coutume d’exhiber ma carte professionnelle, qui a fière allure, il est vrai, barrée de tricolore, à l’instar de celle des policiers.
Cela calme le jeu pour un temps, en règle générale, et m’octroie une once de crédibilité, immédiate et fugace.
Mais, par la suite, la tournure des événements reste dépendante de la qualité personnelle de mon interlocuteur, sur le plan de la langue véhiculaire et des compréhensions primaires, puis de sa position hiérarchique au sein de "l’organisme" auquel, par définition, il appartient, et que je sollicite, à quelque titre que ce soit.
Pour ne rester que sur mon authentique qualité professionnelle, j’ai constaté qu’il est clair qu’au regard des zombies de comptoir, "journaliste" ne peut que s’assimiler à "employé de journal".
Je vis ces contacts au jour le jour, avec des fortunes diverses, et je parviens parfois à toucher mes objectifs, avec force explications, et en cochant souvent la case "autre" des questionnaires sans fin que le peuple a coutume de se voir présenter à tout bout de champ.
Mon propos se réfère à l’exigence qui nous est imposée de nous assimiler à "quelque chose de connu", l’autorité propre du citoyen ayant été dissoute, avant que l’on ne dissolve son droit à se mouvoir seul.
En l’occurrence, dès que je me présente comme "professionnel", il est exigé que je montre patte blanche comme fonctionnant au sein d’une quelconque organisation, en foi de quoi, il pourra être admis que j’existe dans le cadre de supposées "fonctions". Ceci, semble-t-il, est devenu incontournable.
J’ai également vécu la situation diamétralement opposée, lors d’un voyage lointain. (Au Canada, pour ne pas le nommer).
La première question que l’on vous y pose, à la présentation d’un passeport en règle, est la suivante : "Venez vous au Canada pour y travailler ?"
A première vue, ma réponse spontanée eût dû être "Oui, bien sûr", car je m’y rendais en reportage, mais j’ai subodoré le piège d’une polémique pouvant durer des heures, prenant conscience du vice de la question.
Le pays souffre du chômage, du moins est-ce l’argument des politiciens locaux, qui n’ont rien d’original en cela, et à ce titre, leurs fonctionnaires appliquent des directives visant à filtrer l’arrivant, qui ne peut, selon leurs critères, que cocher la case "touriste", à moins que ce ne soit la case "congrès" ou, peut-être, "déplacement professionnel", avec, dans ces deux cas, toutes justifications à l’appui.
Je me suis donc déguisé en touriste, billet d’avion de retour en guise de coupe file, et on m’a laissé passer sans encombre.
Peut-être, un jour, à la retraite, ayant le temps, me permettrais-je de faire l’expérience d’affirmer imperturbablement que je viens effectivement travailler, sous la suffisante autorité de ma qualité professionnelle, qui me laisse dans la légalité, mais ne me confère aucun statut d’émigrant, et ne nécessite aucun permis de travail.
Je ne doute pas qu’alors, il me faille fournir force éléments convaincants, pour faire comprendre à un policier canadien des frontières que, bien que n’étant pas employé au journal "La Presse" (grand quotidien francophone de Montréal), je puis, dans le plus grand respect des lois locales, venir depuis l’étranger et de ma seule autorité, pour effectuer le reportage de mon choix, sans implications administratives relatives au Droit du travail, ou au Droit fiscal.
Mais quel que soit l’angle sous lequel on se place, le "citoyen" n’existe plus, et il faut s’accrocher à des arguments probants et externes à soi-même pour "passer", quelque soit le "passage" recherché.
Je reviens à notre chère mère patrie.
Il y a quelque temps, j’ai été amené à acheter un modeste local, dans une petite ville de province où je souhaitais établir mon bureau de travail.
Ce local est classé "studio" et dédié en principe à l’habitation.
J’ai consulté le règlement de propriété, et constaté que l’activité commerciale y est admise, ainsi que l’activité dite "professionnelle".
En apparence : Guère de problèmes. Je n’ai pas besoin de toucher aux structures, et mon outillage professionnel se compose en tout et pour tout d’un ordinateur, dûment connectable sur Internet. Pas de quoi révolutionner l’immeuble.
Je me sens dispensé de souscrire au cahier des charges encadrant l’activité professionnelle exerçable sur les lieux, dans la mesure où la nature de mon activité n’impose aucune nuisance : Ni allées venues de clientèle (le journaliste est, à ma connaissance, le seul professionnel indépendant qui n’ait pas de clients), ni nécessités de stockage, pas de bruit… Bref. Un fonctionnement réel des plus bourgeois, se serait-ce sur le simple plan du décibel, que celui d’une famille munie d’enfants.
Croyez moi si vous voulez : On m’a parlé de la "plaque professionnelle", que je devrais apposer dans le hall de l’immeuble, et qui se devait d’être normalisée. On m’a parlé de taxe professionnelle et de nécessités d’assurances…
Bref, l’on m’a sorti tout un tas de considérations auxquelles je suis parfaitement étranger, et non assujetti, pas définition.
J’ai, fort de ma connaissance des lois qui régissent mon activité, pu balayer toutes ces présumées contraintes, et faire valoir le fait que je n’ai nul besoin d’apposer de plaque professionnelle, pour ne recevoir personne, ni clients ni simples visiteurs.
J’ai fait en outre observer que je suis un journaliste moderne, et que ma prose peut briguer, par la magie d’Internet, le million de lecteurs, sans que soit actionnée la moindre rotative, ni consommé un gramme de papier.
Au cours des diverses pérégrinations que j’évoque, j’ai ressenti la nette impression que notre société tend à se conduire comme un corps unitaire, ne connaissant que ses règles et mécanismes propres, et en est venu à réagir, face au simple individu comme un être biologique, subissant l’agression d’une cellule pathogène.
L’individu, pour ne pas être rejeté, doit subir divers "contrôles de conformité" sur les critères du corps social, critères étanches et rigides, au regard de quoi le cas isolé, la situation non prévue opèrent en mode de signal d’alarme, de signal de danger.
Nous sommes relégués, de fait, à une sorte de condition de microbes, non pas seulement par les dimensions matérielles unitaires qui sont les nôtres, mais par la dimension de notre personnalité sociale : Inexistante intrinsèquement, et pire : Engendrant des réactions de rejet pur et simple, comme si nous étions assimilés à une greffe délétère.
Je me suis étendu sur les anecdotes qui m’ont échu eu égard à ma qualité professionnelle, car cela m’a servi de révélateur, mais chacun peut en vivre, à tout moment, l’équivalent, à raison de l’anonymat lié à la condition de "simple citoyen".
J’ai connu, par exemple, à part mon cursus professionnel, des banquiers refusant de m’ouvrir un compte, pour ne pas –dirent-ils- disposer du "produit" correspondant à l’identité du demandeur, à cause de la conformation de cette identité (personne juridique) qui leur était inconnue., bien que réelle et légale.
Il en va de même pour les "offres" de services et d’objets technologiques.
Par exemple : Je n’ai pas voulu -choix personnel- acquérir d’ordinateur portable équipé du système d’exploitation dit "Vista", qui ne me convenait pas, et cela a eu pour effet que j’ai dû me passer d’appareil pendant quelques années, nul n’acceptant de m’en vendre un équipé différemment, ou simplement vierge, en me laissant alors la faculté de l’organiser par moi même, en supposant que j’en fusse capable.
On "rentre dans le moule commun", ou l’on est exclu. Cela se produit chaque jour, partout.
Alors, quand on nous parle d’exclusion, pour en fustiger les causes, et d’identité, pour en débattre, il faudrait ouvrir les yeux sur les vrais problèmes, qui sont endémiques et profonds.
Malheur à celui qui présente des caractéristiques estimées, à tort ou à raison, "atypiques" face aux grand conglomérats qui régissent notre vie, et, ce faisant, lui imposent force aléas.
Sans doute un jour, Big Brother instaurera un contrôle technique périodique, de la conformité de chacun à la norme sociale. Que fera-t-il des "recalés" ?
Cela me rappelle les "non désignés" cités dans l’œuvre de mon regretté ami René Barjavel "La Nuit des Temps", une toute petite classe d’humains, dont la personnalité unitaire était en décalage avec la "personnalité communautaire" décrite. comme obligatoire.
Je doute que, sur la durée, ce phénomène de "concrétisation" (au sens étymologique) de la société humaine ne finisse en explosion, ou en implosion, ou en réaction butyrique.
Le collectivisme totalitaire forcené avance à grands pas.
J’ai coutume de dire que la liberté se constitue de l’espace qui demeure inasservi entre l’obligatoire et l’interdit.
Mesurons cet espace : Il rétrécit chaque jour.
Didier FERET
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